La lettre de Pline sur les chrétiens de Bithynie

 

Cette lettre provient du Xème livre de la Correspondance de Pline.

D'après l'évêque Sidoine Appollinaire (+ 487), Pline avait groupé ses lettres en neuf volumes...

Le choeur :

Où est le problème ? Les Trois mousquetaires n'étaient-ils pas quatre ?
Et le développement de l'Eglise n'est-il pas l'oeuvre du treizième apôtre ?
Et les Dix Commandements ne sont-ils pas noyés au milieu de centaines d'autres ?
Si vous commencez à tout vérifier, vous ne garderez pas grand chose...

Certes !

Voici le texte :

Je me suis fait un devoir, seigneur, de te consulter sur tous mes doutes. Qui mieux que toi peut me guider dans mes incertitudes ou éclairer mon ignorance ? Je n'ai jamais pris part à l'instruction d'aucun procès contre les chrétiens ; en conséquence, j'ignore ce dont on les accuse et ce qu'on punit chez eux, ni dans quelle mesure leur infliger des peines. Je n'ai pas su décider s'il faut tenir compte de l'âge ou confondre dans le même châtiment l'enfant et l'homme fait, s'il faut pardonner au repentir, ou si celui qui a été une fois chrétien ne doit pas trouver de sauvegarde à cesser de l'être, si c'est le nom seul, fut-il pur de crime, ou les crimes attaché à ce nom que l'on doit punir.
En attendant, voici la règle que j'ai suivie à l'égard de ceux que l'on a déférés à mon tribunal comme chrétiens. Je leur ai demandé s'il étaient chrétiens. Quand ils l'ont avoué, j'ai réitéré la question une seconde et une troisième fois, et les ai menacés du supplice. Quand ils ont persisté, j'ai ordonné l'exécution, car, de quelque nature que fut l'aveu qu'ils faisaient, j'ai pensé qu'on devait punir au moins leur opiniâtreté et leur inflexible obstination. J'en ai réservé d'autres, entêtés de la même folie, pour les envoyer à Rome, car ils sont citoyens romains.
Ensuite, les accusations se multipliant, le délit se présenta sous un plus grand nombre de formes. On publia un écrit anonyme où l'on dénonçait beaucoup de personnes qui niaient être chrétiennes ou l'avoir été. En ma présence, elles invoquèrent les dieux et offrirent du vin et de l'encens à ton image que j'avais fait apporter exprès avec les statues de nos divinités. En outre, elles ont maudit Christ, ce à quoi, dit-on, on ne peut jamais forcer ceux qui sont véritablement chrétiens. J'ai donc cru devoir les absoudre. D'autres, déférés par un dénonciateur, ont d'abord reconnu qu'ils étaient chrétiens et se sont rétractés aussitôt, déclarant qu'ils l'avaient véritablement été, mais qu'ils avaient cessé de l'être, les uns depuis plus de trois ans, les autres depuis un plus grand nombre d'années, quelques uns de puis plus de vingt ans. Tous ont adoré votre image et les statues des dieux; tous ont maudit Christ.
Au reste, ils prétendaient que leur faute ou leur erreur consistait à se réunir à jour fixe avant le lever du soleil, à chanter tour à tour un hymne à la gloire du Christ comme à un dieu
[quasi deo], et à s'engager par serment, non à commettre quelque crime, mais à ne se livrer ni au vol, ni au brigandage, ni à l'adultère, à ne point manquer à leur promesse, et à ne point nier un dépôt. Après cela, leur coutume était de se séparer puis de se retrouver pour prendre des mets ordinaires et innocents. Depuis l'édit par lequel j'avais, sur tes injonctions, interdit les associations, ils avaient renoncé à ces pratiques. J'ai jugé nécessaire, pour découvrir la vérité, de soumettre à la torture deux servantes qu'ils disaient diaconesses [ministrae]. Je n'ai trouvé qu'une superstition défectueuse [pravam] et extravagante. J'ai donc suspendu l'information pour recourir à ton avis. L'affaire m'a paru digne de t'être soumise, sutout en raison du nombre des accusés ; car une multitude de gens de tout âge, de toute condition, des deux sexes, sont appelés au péril ou vont l'être. Ce mal contagieux n'a pas seulement touché les villes, mais a gagné les villages et les campagnes. Je crois pourtant qu'on peut l'arrêter et le corriger. Il est certain que les temples, presque désertés, sont à nouveau fréquentés, et que les cérémonies longtemps négligées recommencent. On amène des victimes qui trouvaient auparavant peu d'acheteurs. De là on peut aisément estimer qu'on peut corriger cette foule de gens si l'on grâcie qui se repent.

 

Le premier écrivain à se référer à Pline est Tertullien dans son Apologétique (2.6) :

Mais nous avons trouvé la preuve qu'il a même été défendu de nous rechercher. Pline, sans doute [enim] le second, lorsqu'il gouvernait une province, après avoir condamné quelques chrétiens, après en avoir fait apostasier quelques uns, effrayé toutefois de leur grand nombre, consulta l'empereur Trajan sur ce qu'il devait faire dans la suite. Il lui exposait que, sauf l'obstination des chrétiens à ne pas sacrifier, il n'avait pu découvrir, au sujet de leurs mystères, que des réunions tenues avant le jour pour chanter des cantiques en l'honneur du Christ comme dieu [ut deo], et pour s'astreindre tous ensemble à une discipline prohibant l'homicide, l'adultère, la fraude, la perfidie et tous les autres crimes.

Primo, Tertullien a la manie d'affirmer sans preuves. Ainsi dit-il dans le même ouvrage que Tibère voulut faire voter par le Sénat la divinité de Jésus (5.2)! C'est l'origine des Actes de Pilate qui n'ont été avoués comme faux qu'au 18ème siècle par Le Nain de Tillemont (Mémoires pour servir à l'histoire écclésiastique). Il revendique un décret de Marc-Aurèle en faveur des chrétiens (5.6), reconnu également comme faux. À propos des ténèbres du Golgotha, il écrit (21.19) : Vous trouverez consigné dans vos archives cet accident mondial. Il prétend que le monde est envahi de chrétiens (1.7).

Secundo, où Tertullien aurait-il trouvé la correspondance de Pline et de Trajan, alors que Tacite affirme que les archives impériales étaient secrètes (Histoires, 4.40) ? Même Eusèbe de Césarée, bien en cour auprès de Constantin, ne dit rien de plus que Tertullien dans son Histoire Ecclésiastique. Tertullien ignore que cela est censé se passer en Bithynie. Eusèbe l'ignore également, alors qu'il assiste au concile de Nicée, en Bithynie : que ne cherche-t-il sur place la matière de quelques chapitres supplémentaire de son ouvrage ? Comment un écclésiastique comme Sidoine Apollinaire, évêque de Clermont (+ 487) aurait-il pu écrire

Tu ajoutes aux motifs qui selon toi doivent me porter à augmenter de ce neuvième livre les huit premiers, l'exemple de Caecilius Secundus (Pline) dont tu dis que je suis les traces et qui a fixé ce même nombre de livres à son recueil épistolaire.


(Lettres, livre 9, ep. 1)

s'il avait connu un dixième volume ?

Comment le patriarche Photius peut-il mentionner dans son Myrabiblion une Histoire de la Bithynie (§ 93), de Flavius Arrien (+ 180), natif du coin, sans faire la moindre allusion à Pline ?

Dans quels Actes des Martyrs, dans quel recoin de la Légende Dorée a-t-on conservé le souvenir de Pline comme persécuteur ?

C'est à la fin du XVème siècle qu'un dominicain (quel heureux hasard...), Iucundus de Vérone, découvre le Codex Parisinus contenant cette correspondance. Cet original si précieux disparaît dès le XVIème siècle! Quel malheur....

On possède la correspondance du préfet de Rome Symmaque (+ 410) qui évoque des problèmes de gestion comparables à ceux de Pline. Mais Symmaque peut bien franchir quelques rues pour consulter l'empereur sur des vétilles autant que sur des questions sérieuses. Pline consulte pour des vétilles à 2000 kms : droit de cité pour untel (comme s'il n'y avait de lois à ce sujet!), demande de congé pour un autre, testament d'untel, requêtes, création d'un corps de pompiers, concours de gym....

Tertio, on n'a aucune autre preuve que cette correspondance que Pline aie jamais été gouverneur de Bithynie. Aucune inscription en Bithynie, alors que Tacite est mentionné sur une inscription de Carie comme proconsul d'Asie en 109. Il ne fait aucune allusion à ce poste dans ses neufs autres livres de correspondance privée. Dion Cassius (Histoire romaine, 69.14) dit qu'un certain Severus fut envoyé gouverner la Bithynie sous Hadrien, et ne fait aucune remarque à ce propos sur Pline, autrement plus célèbre que ce Severus (et alors que Dion était natif de Nicée!). Strabon (+ 25) mentionne la Bithynie comme province sénatoriale (Géographie, 17.3). Dion Cassius dit que c'est après le mandat de Severus que la Bithynie devint une province impériale, en échange de la Pamphylie donnée au Sénat. Donc, puisque la Bithynie était avant ce temps province sénatoriale, Trajan n'aurait pas pu y nommer Pline!

L'ouvrage de Dion Cassius ne nous est connu que par l'abrégé qu'en fit le moine Xiphilin. Si l'historiographie écclésiastique avait connu Pline comme gouverneur de Bithynie à son époque, ce dernier n'aurait pas manqué d'y faire allusion.

Pline n'avait même aucune raison d'accepter un poste dans un trou perdu : il siégeait au conseil de Trajan (Liv. IV, ep. 22) afin de conseiller l'empereur en matière de droit. Il n'avait donc rien à apprendre de lui comme le prétend cette correspondance! Il donne des conseils à ses amis, nommés l'un en Achaïe (6.1, 6.22), l'autre en Bétique (8.24). Il donne même un conseil qui aurait dû le guider dans l'affaire des chrétiens : Rendez la justice à vos administrés avec une extrême douceur. Le principal effet de cette justice c'est, en vous faisant aimer des petits, de vous attirer la considération des grands. (9.5)

Pline serait-il parti pour la Bithynie sans savoir qu'il y trouverait des chrétiens, alors que pour défendre Bassus et Varenus, accusés de concussion par les Bythiniens, il lui avait fallut procéder à des contre-enquêtes et mettre en mouvement les rivalités locales ? Il n'aurait pas rencontré un seul chrétien durant son service militaire en Syrie en qualité de tribun (3.11) ? Ami de Tacite, il ignorait la persécution de Néron (et pour cause! voir supra) ? Selon Tillemont (5.2), c'est Trajan qui aurait massacré le pape Clément, sainte Domitille, et autres vers l'an 100. Et Pline n'en aurait rien su ?

Tout ceci prouve que c'est le pseudo Pline qui est tiré de Tertullien et non l'inverse. Si cela ne vous convainc pas encore, nous pouvons examiner le texte à la loupe.

1) Argument des apologistes pour l'authenticité : Un chrétien n'aurait jamais traité le christianisme de "superstition absurde." Inexact : Credo quia absurdum est une formule célèbre d'Augustin. Paul dit lui-même : Nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens. (1 Cor 1.23) Cette formule est donc d'un chrétien prétendant se mettre dans la peau d'un païen.

2) Le texte de Tertullien dit christo ut deo, le christ comme dieu. Le texte de Pline christo quasi deo, le Christ presque dieu : les querelles postérieures sur la nature du Père et du Fils sont passées par là.

3) Il y a une faute de latin : victimarum, génitif pluriel, au lieu de victimas, accusatif pluriel : on amène des victimes. De la part de Pline, c'est invraisemblable. Et ceci n'est rien : dans la préface de l'édition de 1518 de la Correspondance, l'éditeur se félicite de la qualité de son ouvrage car il avait trouvé plus de deux cent fautes dans l'édition précédente!

4) Le christianisme du deuxième siècle n'accueillait pas les enfants.

5) Mais il est exact que les chrétiens se réunissaient le dimanche à l'aube, car, ensuite, ils devaient aller travailler. C'est Justin qui le rapporte. Comme les Juifs refusaient toute participation à la vie publique le jour du sabbat, les magistrats avaient fini par en faire un jour chômé pour tout le monde. Le faussaire a très bien pu prendre ce trait dans Justin.

6) Du point de vue romain, brûler de l'encens aux mânes de l'empereur est un gage de fidélité. Il n'est nullement nécessaire de le faire devant une statue apportée tout exprès. Ce sont les Juifs et les chrétiens qui prétendaient que les païens croyaient que les statues étaient des dieux. Mais les païens les ont toujours conçues comme de simples images. De plus, honorer l'empereur n'implique nullement qu'il faille maudire Christ, Osiris ou un autre. C'est Marc-Aurèle, si je ne me trompe, qui avait un buste de Christ à côté de celui de Jupiter et d'un autre dans sa chapelle privée.

7) Aucune procédure judiciaire romaine n'a jamais imposé qu'une déposition en justice soit réitérée trois fois pour être valide. Ceci est un calque manifeste de la scène du triple reniement de Pierre. Qu'on ne puisse "forcer un vrai chrétien à maudire Christ" est un trait apologétique : Personne, parlant par l'Esprit ne dit : Jésus est maudit. (1 Co 12.3)

8) L'idée d'envoyer les citoyens romains se faire juger à Rome est une fantaisie tirée des Actes des Apôtres. Rome a constellé l'Empire de colonies de vétérans, citoyens de naissance ou l'étant devenus par ce service militaire. Plus des cités indigènes à qui on accordait la citoyenneté en bloc pour leur fidélité à Rome. Vous imaginez tous ces citoyens traversant la Mare Nostrum chaque fois qu'ils avaient un différent ?

9) Pline ordonne l'exécution des chrétiens tout en les reconnaissant inoffensifs : n'est-ce pas Pilate qui parle ici plutôt que Pline ?

10) Les associations cultuelles n'ont jamais été interdites par le droit romain. Le mot "liturgie" (leitourgia) désigne même une association de citoyens en vue du financement d'un culte.

11) L'auteur prétend réduire le culte païen à un commerce de bestiaux. C'est là une rengaine chrétienne que l'on trouve dans l'épisode des marchands du Temple et en trois endroits des Actes : Simon le Mage offrant de l'argent pour obtenir un pouvoir de guérison (8.18), une pythonisse "faisant gagner beaucoup d'argent à ses maîtres" (16.16), et l'orfèvre Démétius parlant de sa religion comme d'un commerce (19.24 sq).

12) La "multitude" gagnée à la foi nouvelle est une vieille rengaine apologétique. Voir chapitre suivant.